Accueillir les migrants ou rénover un collège ? Leçon de démagogie par le conseil départemental
- administrateur
- 19 mai 2018
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 mai 2018
Dans la dernière livraison (printemps 2018) du magazine « Notre Touraine », produit et distribué par le conseil départemental d’Indre-et-Loire, nous découvrons p.25 ce qui pourrait s’apparenter à un publi-reportage pour le vote FN.
La page, qui montre des graphiques aux couleurs flashy accompagnés du minimum de texte, est divisée en deux : dans la première moitié de la page, on nous apprend que le nombre de mineurs isolés étrangers accueillis en Touraine a été multiplié par cinq en trois ans. La Touraine accueillera 1000 mineurs isolés étrangers en 2018. Voilà de quoi affoler les 600 000 habitant.e.s d’Indre-et-Loire ! Un camembert coloré nous montre ensuite les différentes nationalités accueillies : on voit ainsi surtout que 70% de ces mineurs viennent d’Afrique noire – Guinée, Mali, Côte d’Ivoire. Dans la seconde moitié de la page, le message est encore plus clair : l’accueil de ces mineurs est « une charge financière injuste et insoutenable pour le département ». Trois lignes de texte font alors écho au titre du haut de la page : pour le conseil départemental, « l’État doit assumer ses responsabilités », dans la mesure où près de 12 millions d’euros ont été consacrés à l’accueil des mineurs étrangers isolés en 2017 – une somme dont l’État n’a remboursé que 1,4% (combien était-il censé rembourser ? ce n’est pas précisé…) Surtout, bien plus visibles que ces trois lignes de texte, un graphique et trois points de conclusion en couleur et en majuscules nous sautent aux yeux : ce que le département a dépensé pour l’accueil des mineurs étrangers isolés en 2017, « c’est l’équivalent, en coût, de la rénovation d’un collège (…) et de l’augmentation de 11 points d’impôts du département ». Voilà qui est clair : habitant.e.s d’Indre-et-Loire, si vous payez plus d’impôts en 2018 et si la peinture du collège de Neuillé-Pont-Pierre s’écaille, c’est à cause des mineurs isolés étrangers !
On comprend l’idée : le département déplore que l’État ne prenne pas en charge sa part dans cette dépense. Mais on espère que la conception de cet « article » est le résultat d’une maladresse et non d’une stratégie politique, car tout hurle sur cette page que les responsables sont, non l’État qui ne paierait pas ses dettes envers les collectivités territoriales, mais les mineurs isolés étrangers, dont rien n’est dit sur la réalité de ce qu’ils vivent, et dont il est à parier qu’ils seront assimilés aux « migrants » en général – ces fameux « migrants » qui déferleraient sur nos frontières, menaçant nos budgets, nos emplois et nos modes de vie.

Si seulement « Notre Touraine » était revenu sur les causes de l’arrivée de ces mineurs isolés étrangers ! Car au-delà des chiffres, c’est bien d’enfants et d’adolescent.e.s dont on parle ici ! Il faut aller chercher loin derrière les graphiques et les pourcentages, la réalité de la situation de ces garçons (les filles sont plus rares, comme on peut se l’imaginer…) étrangers de 15 à 18 ans qui se retrouvent seuls en Touraine, le plus souvent sans parler le français, parfois sans avoir été scolarisés dans leur pays d’origine. Qui peut imaginer dans quelles circonstances ces jeunes sont arrivés ici, quel chemin ils ont parcouru depuis leur pays natal, jetés sur les routes par les guerres ou la pauvreté ? Ces jeunes garçons sont seuls, loin de leur famille, ils ont parfois été séparés de leurs proches dans des circonstances dramatiques au cours de leur périple migratoire. N’ont-ils pas droit naturellement à notre accueil ? Ne pouvons-nous sacrifier une piste cyclable ou un budget « petits fours » au conseil départemental sur le budget 2018 pour leur accorder un toit et une éducation ? Car ils n’y sont évidemment pour rien, et même s’ils n’ont pas choisi cette situation, ils sont là et c’est notre devoir d’être solidaires. Qui peut imaginer qu’un jeune garçon de 16 ans se retrouve seul à Tours pour la seule joie de bénéficier de la munificence du conseil départemental d’Indre-et-Loire ?
Mais le magazine préfère consacrer 6 pages au vélo en Touraine, et asséner sur une seule page, trois statistiques sur les mineurs isolés étrangers de la manière la plus laconique et la plus irresponsable qui soit. Pourtant le département pourrait s’enorgueillir de faire ce qu’il faut, puisque la loi française protège tous les enfants, quelle que soit leur nationalité. Or, les éducateurs et éducatrices spécialisé.e.s qui travaillent avec ces jeunes dans le 37, de même que les bénévoles qui leur donnent des cours de français, ou les enseignant.e.s qui les accueillent dans les classes spécialisées des lycées du département, font un travail formidable pour aider ces jeunes à apprendre notre langue, nos usages et un métier, pour leur donner la possibilité de se sentir enfin un peu en sécurité et d’avoir un avenir.
Diriger la haine publique contre des enfants et des adolescent.e.s étranger.e.s vulnérables que notre département accueille, voilà une manœuvre bien dangereuse ! Certes, l’État doit prendre sa part. Mais ce n’est pas avec ce type de raccourcis démagogiques que le conseil départemental arrivera à convaincre le gouvernement de sortir le carnet de chèque. Le magazine « Notre Touraine » n’est pas lu par MM. Macron, Philippe ou Collomb, mais par des milliers d’électrices et d’électeurs à qui l’on affirme, à coups de camemberts en couleurs, que s’ils paient trop d’impôts, c’est à cause de 1000 jeunes étranger.e.s (indûment ?) accueilli.e.s dans notre beau département.
Bravo « Notre Touraine » pour votre éthique et votre soin à éviter les amalgames. Grâce à vous, le FN a probablement gagné quelques points en Indre-et-Loire.
NB : Rappelons quelques chiffres pour faire ce qu’aurait dû faire « Notre Touraine » : d’après Eurostat, la France a « accueilli » (bon gré, mal gré – c’est le moins que l’on puisse dire) sur son sol 5 migrant.e.s pour 1000 habitant.e.s en 2015 (et il s’agissait d’un pic, les chiffres baissent continûment en 2016, 2017 et 2018). L’année dernière, le ministère de l’Intérieur a délivré un titre de séjour à 262 000 étranger.e.s. Nous sommes 66 millions à vivre dans la 5e puissance mondiale, et les migrant.e.s régularisé.e.s représentent donc 0,39% de la population française en 2017. Quant aux mineurs isolés étrangers, ils sont environ 8000 aujourd’hui en France, selon France Terre d’Asile. Rassurons donc tout le monde : le « grand remplacement », ce n’est pas pour demain…
Commentaires